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- Lutte ouvrière n°2978
- 14 juin 1905 : la révolte des marins du cuirassé Potemkine
il y a 120 ans
14 juin 1905 : la révolte des marins du cuirassé Potemkine
Le 14 juin 1905 (27 juin dans le calendrier grégorien alors en usage) éclatait la mutinerie du cuirassé Potemkine, le fleuron de la flotte russe de la mer Noire, censé être le plus sûr du régime tsariste. Cette insurrection allait avoir un retentissement aussi bien dans la Russie en pleine ébullition qu’à l’échelle internationale.
En Russie, le tsar craignait que cette mutinerie n’entraîne le reste de l’armée. En effet, une première vague de grèves, en janvier et février 1905, avait ébranlé le régime autocratique dirigé par Nicolas II et dominé par l’aristocratie terrienne.
C’est dans le contexte d’une révolution montante que se plaçait la mutinerie du cuirassé. Le Potemkine n’avait pas été engagé dans la guerre russo-japonaise, qui venait de se terminer par une défaite, mais les conditions de vie sur le navire étaient épouvantables. Les marins étaient recrutés en grand partie parmi les ouvriers en mesure d’entretenir les machines. Cela faisait de ce bâtiment, d’après Christian Rakovski, socialiste roumain, une « véritable usine flottante ». Afin d’économiser de la main-d’œuvre, le commandant en chef des armées avait renvoyé en 1903 une partie des ouvriers des arsenaux de Sébastopol pour les remplacer par les marins de la flotte. La propagande du Parti social-démocrate clandestin en avait été favorisée. Des tracts dénonçaient la discipline insupportable et l’hécatombe guerrière : la seule bataille de Tsushima avait provoqué la mort de 5 000 marins russes. Les officiers, souvent des aristocrates arrogants, traitaient les marins comme des animaux, les battaient et n’hésitaient pas à fusiller les récalcitrants.
La vague de grèves
Le 14 juin, alors que le Potemkine était en manœuvre dans la baie de Tendra, au large de l’Ukraine, les marins découvrirent le ravitaillement fait d’une viande grouillant d’asticots. Dépêché par le capitaine, le médecin du bord affirma qu’elle était comestible et qu’il suffisait de la laver au vinaigre. Les marins refusèrent de se rendre au repas du soir. Pour le commandant, c’était un acte d’insubordination et les 670 hommes furent réunis sur le pont. Le second exigea que les marins mangent leur bortsch ; peu d’entre eux s’exécutant, un peloton d’exécution fut appelé pour punir les récalcitrants, mais les soldats refusèrent de tirer sur leurs camarades. Le commandant en second ayant lui-même tiré sur le matelot Vakulinchuk, qui s’était approché pour le désarmer, un autre matelot, le social-démocrate Matushenko, tua à son tour le commandant en second. Les hommes s’emparèrent du navire et les officiers les plus détestés, en particulier le commandant, furent tués. Puis les marins formèrent un comité révolutionnaire et décidèrent de rejoindre Odessa.
Or depuis avril, dans ce qui était la quatrième ville de Russie, marins de commerce, boulangers, tailleurs, imprimeurs, travailleurs du fer et coton faisaient grève, revendiquant la journée de 8 heures, mais aussi une Assemblée constituante et la fin de l’autocratie. Le jour même de la mutinerie avait été choisi pour déclencher la grève générale. Le gouverneur répliqua en décrétant la loi martiale et en réprimant les manifestations. En voyant le soir même arriver le Potemkine, les travailleurs qui réclamaient des armes pensèrent qu’il venait les massacrer, mais, au matin, la nouvelle de la mutinerie vint tout changer.
Répression à Odessa
Les 670 matelots organisèrent des funérailles grandioses à terre pour le matelot Vakulinchuk ; sa dépouille, descendue sur le quai, devint le point de ralliement des travailleurs d’Odessa. Une manifestation organisée le 15 juin pour rendre hommage à la victime, se solda par un massacre quand les cosaques, sabre au clair, chargèrent la foule.
Le Potemkine riposta le lendemain, en tirant sur un édifice où se réunissaient les officiers mais les tirs trop longs manquèrent leur cible. De son côté le reste de la flotte du tsar, qui exigeait la reddition du cuirassé, se dirigeait sur lui. Espérant que la mutinerie se propage à l’ensemble de la flotte de la mer Noire, le comité révolutionnaire décida de se porter à sa rencontre. Sur le cuirassé George-le-Victorieux, les marins se rallièrent aux mutins au cri de « Vive le Potemkine ». Le navire put alors rentrer à Odessa accompagné du George, sans qu’aucun coup de feu n’ait été tiré. La flotte dans son ensemble ne s’était pas mutinée, mais l’amiral, convaincu qu’il ne s’en était fallu que d’un cheveu, décida d’envoyer les 5 000 marins de la flotte en permission illimitée. Des officiers hostiles au soulèvement prirent alors la direction du George et échouèrent le bateau dans le port. Le Potemkine se retrouvant de nouveau seul, les mutins décidèrent de prendre la mer pour obtenir le ravitaillement, qui commençait à manquer cruellement.
Les marins révolutionnaires
Le comité révolutionnaire écrivit « au monde civilisé » l’adresse suivante
« Le gouvernement tsariste aime mieux noyer le pays dans le sang du peuple que lui donner la liberté et le bien-être. Le sang innocent des héros coula par ruisseaux dans notre patrie. Pourtant, l’autocratie affolée a oublié que l’armée, obscure et délaissée jusqu’à présent, instrument aveugle de ses plans sanguinaires, fait partie de ce même peuple, est composée des enfants de ces mêmes masses laborieuses qui luttent pour sa liberté.
Tôt ou tard l’armée comprendra cette vérité et se lavera de la tache infâme dont elle s’est souillée en massacrant ses pères et ses frères. C’est pourquoi, nous, les marins du cuirassé d’escadre Kniaz-Potemkine, avons unanimement et résolument décidé de faire ce premier grand pas. Puissent toutes les victimes, puissent tous les ouvriers et paysans tombés sous les baïonnettes et les balles des soldats, dans les villes et dans les campagnes, nous épargner la malédiction qui pèse sur les assassins. »
Le cuirassé fit une première fois escale en Roumanie dans le port de Constanza, mais si les travailleurs vinrent ovationner les mutins, les autorités lui refusèrent toute aide. Finalement, la pénurie de charbon obligea les marins à capituler, en livrant le navire en échange de leur liberté. Le régime tsariste n’eut de cesse de poursuivre les insurgés, dépêchant sa police secrète pour leur tendre des pièges. Certains furent fusillés aussitôt.
Rakovski, monté à bord en tant qu’intermédiaire entre le gouvernement roumain et les mutins, salua le courage des insurgés. Ces derniers avaient en effet ouvert la voie à la révolution russe. En cette année 1905, la mutinerie du Potemkine montrait comment l’armée pouvait basculer du côté des masses révolutionnaires et se joindre à elles. Le gouvernement tsariste ne s’y trompa pas : en récupérant le navire des mains du gouvernement roumain, il s’empressa de le débaptiser. Mais il ne put tuer le symbole, ni empêcher plus tard les marins révolutionnaires d’être le fer de lance de la révolution de 1917.