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- Lutte ouvrière n°2963
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il y a 80 ans
8 mai 1945 : massacres coloniaux en Algérie
À partir du 8 mai 1945, à Sétif, Guelma, Kherrata et d’autres localités de la vaste région autour de Constantine, l’armée française, la gendarmerie et des milices de colons se sont livrés à des massacres de masse contre les Algériens. Longtemps occultés par l’État français, tardivement reconnus mais minimisés, ces massacres sont l’un des nombreux crimes de la France en Algérie.
Ce jour-là, alors que des manifestations destinées à fêter la fin de la guerre mondiale et la libération de l’occupation nazie étaient organisées dans toutes les villes françaises, des militants nationalistes algériens décidèrent de défiler avec leurs propres slogans. Dans cette Algérie alors département français, ils affirmaient « À bas le colonialisme ! », « Vive l’Algérie libre et indépendante ! », « Libérez Messali ! ». Deux semaines plus tôt, Messali Hadj, dirigeant du Parti du peuple algérien (PPA), constamment surveillé et régulièrement emprisonné, venait en effet d’être arrêté et déporté à Brazzaville, au Congo.
L’oppression alimente la révolte
Messali Hadj et ses camarades dénonçaient, depuis les années 1920, les oppressions multiples subies par l’immense majorité des Algériens et furent les premiers à revendiquer l’indépendance. Privées de droits civils, d’accès à l’éducation et aux soins, en butte au racisme et aux humiliations permanentes des colons et de l’administration coloniale, les classes populaires algériennes subissaient en outre des privations terribles, y compris la famine. En 1939, Albert Camus dénonçait la « misère en Kabylie », décrivant « des familles restant deux ou trois jours sans manger » et des enfants « morts pour avoir mangé des racines vénéneuses ». La guerre avait durement aggravé ces privations. Sous la pression des colons, le nouveau gouvernement français, dirigé par de Gaulle avec la participation des partis du Conseil national de la résistance (CNR), dont le Parti communiste français, qui avait cinq ministres, ne voulait rien changer ni au statut ni au sort de la population algérienne.
Malgré les mots creux sur la liberté et la démocratie retrouvées, malgré les dizaines de milliers de tirailleurs algériens morts en Italie ou en Provence pour « libérer la France », la seule concession faite par de Gaulle fut d’accorder la citoyenneté française à 63 000 Algériens dits « évolués »… sur 7 millions d’Algériens musulmans. Ce mépris réitéré fit basculer Ferhat Abbas, pharmacien à Sétif et nationaliste modéré qui réclamait encore en 1936 « une République autonome algérienne fédérée à une République française rénovée », vers la revendication de l’indépendance. En mars 1944, il fonda les Amis du Manifeste et de la liberté (AML), soutenus par le PPA clandestin de Messali Hadj et les oulémas, les docteurs de la foi islamique. L’AML réclamait l’indépendance et une Assemblée constituante algérienne. Lors de son premier congrès, en avril 1945, le mouvement avait déjà 100 000 militants, issus de divers milieux sociaux, décidés à ne plus baisser la tête. L’AML ne voulait pas organiser une insurrection armée mais souhaitait profiter des manifestations du 1er mai puis du 8 mai 1945 pour montrer ses forces et affirmer ses revendications.
Le pouvoir colonial massacre
En face, le pouvoir colonial, les préfets et sous-préfets, les représentants des gros colons, les chefs de la gendarmerie et de l’armée se préparaient au contraire à provoquer les manifestants. Il s’agissait de « crever l’abcès » selon les mots du sous-préfet de Guelma, ce que le préfet de Sétif avait formulé par « faites tirer sur tous ceux qui arborent le drapeau algérien ». Se sentant menacés par ce qu’ils appelaient « l’arrogance des musulmans » qui osaient relever la tête et n’acceptaient plus d’être traités en sous- hommes, un certain nombre de colons s’étaient organisés en milices armées. Autant dire que les massacres étaient prévisibles sinon prémédités. Déjà le 1er mai, la police attaqua les manifestants, tuant trois personnes à Alger et à Oran.
À Sétif, le 8 mai, la manifestation algérienne, organisée le matin, jour de marché, rassembla 10 000 personnes non armées. Outre des slogans dénonçant le colonialisme et exigeant la libération de Messali Hadj, un drapeau national algérien apparut et un jeune scout qui le brandissait fut abattu par un policier, ce qui déclencha de violentes représailles contre les colons français. L’après-midi, la manifestation de Guelma, composée surtout de jeunes, dégénéra de la même façon : un drapeau algérien fut arboré, la police chargea et tua plusieurs manifestants qui s’en prirent à des colons. Certains furent tués dans des fermes isolées. Immédiatement, Achiary, sous-préfet de Guelma, ordonna l’arrestation de tous les membres de l’AML et du PPA connus, autorisa une milice de 280 colons armés à lancer une chasse à l’homme et déploya tous les moyens militaires à sa disposition.
Une terrible répression allait s’abattre sur les habitants arabes de toute la région et durer près de sept semaines. Les militants nationalistes furent traqués, torturés et abattus. L’armée déploya des chars et des automitrailleuses, détruisit et incendia des villages entiers. Des fermes avec tout le bétail, le matériel, les récoltes furent méthodiquement détruites. Dans une localité, tous les Algériens sachant lire furent passés par les armes. À Kherrata, des centaines, peut-être des milliers d’habitants, furent jetés morts ou vifs dans les gorges voisines. Le gouvernement de De Gaulle envoya des renforts depuis la France. Il fit bombarder des villages par l’aviation et des villes côtières, comme Bejaïa, par des navires de guerre. Pour cacher l’ampleur du massacre, des cadavres furent brûlés dans des fours à chaux, jetés dans des puits ou des rivières. Pour 102 colons français tués les 8 et 9 mai 1945, plusieurs dizaines de milliers d’Algériens furent massacrés. Le gouvernement français a reconnu 1 000 à 1 500 morts, le PPA en a dénoncé 45 000 tandis que les historiens évaluent le nombre de victimes entre 20 000 et 30 000.
La complicité du PCF
Les massacres du Constantinois creusèrent d’autant plus un fossé de sang entre la population musulmane d’Algérie et la France, qu’ils furent cautionnés par tous les partis. Dans cette ignominie, le Parti communiste français, le plus influent dans la classe ouvrière, qui mettait alors tout son poids pour faire accepter la restauration de l’appareil d’État bourgeois et s’opposait à toute perspective d’indépendance des colonies, porte une responsabilité particulière. Dès le 9 mai, les dirigeants du PCF qualifiaient les chefs nationalistes de « provocateurs à gages hitlériens » et demandaient que « les meneurs soient passés par les armes ». Cet alignement du PCF sur la bourgeoise française contribua à séparer les exploités algériens et français. Il discrédita les militants communistes en Algérie et renforça le courant nationaliste, qui allait s’imposer comme direction unique au cours de la guerre d’indépendance qui commença neuf ans après ces massacres de 1945.