- Accueil
- Lutte ouvrière n°2961
- La conférence de Bandung : les limites du non-alignement
il y a 70 ans
La conférence de Bandung : les limites du non-alignement
Entre le 18 et le 24 avril 1955, les représentants de 29 pays, dont 23 d’Asie et six d’Afrique, se réunissaient pour une Conférence des nations afro-asiatiques dans la petite ville de Bandung, sur l’île de Java, à l’invitation du président indonésien Soekarno.
Certaines colonies africaines, pas encore indépendantes, étaient aussi représentées. Dans un monde dominé par deux grandes puissances, les participants proclamaient leur refus de rejoindre tant le bloc américain que le bloc soviétique. En effet, après s’être partagé l’Europe et l’Asie en 1945, les États-Unis et l’URSS s’étaient constitué des zones d’influence à l’échelle mondiale. Si leurs relations s’étaient tendues à partir de la fin des années 40, notamment après le plan Marshall qui ancrait l’ouest de l’Europe dans le camp américain et après la guerre de Corée entre 1950 et 1953, elles n’en restaient pas moins complices pour verrouiller la planète.
La décolonisation, un espoir pour les peuples
Cette situation n’avait pas empêché les révoltes des peuples colonisés au sortir de la guerre. Les métropoles impérialistes, en particulier la France et la Grande-Bretagne, furent contraintes de concéder l’indépendance à des pans entiers de leurs empires, notamment en Asie : l’Inde et le Pakistan en 1947, l’Indonésie en 1949, après quatre ans de guerre, l’Indochine en 1954 après une spectaculaire victoire des Vietnamiens contre l’armée française à Diên Biên Phu.
Des brèches apparaissaient aussi dans le camp soviétique : en 1949, le Parti communiste chinois était parvenu sans l’aide de l’URSS à mettre en échec les impérialistes dans cet immense pays, tandis que la Yougoslavie de Tito tenait la bureaucratie soviétique à distance.
Les dirigeants des États réunis à Bandung aspiraient à échapper à la logique des blocs et proclamaient vouloir assurer le développement de leur pays ; ils espéraient en fait se servir de l’antagonisme entre les deux grands pour s’assurer une plus grande marge d’indépendance.
Ainsi, la Conférence de Bandung put apparaître aux yeux des populations libérées de la colonisation comme le symbole de leur indépendance et de leur dignité conquise ou en phase de l’être. La résolution finale dénonçait le colonialisme sous toutes ses formes, appelait au désarmement général, au respect d’une « égale souveraineté des peuples et des nations » et des droits humains, ainsi qu’à la coopération économique et culturelle entre les pays présents.
Plusieurs des organisateurs brandissaient l’étendard d’un communisme non aligné sur la bureaucratie soviétique, en premier lieu Tito et Zhou Enlai, le représentant de la Chine. D’autres, comme Soekarno et Nehru, qui représentait l’Inde, prétendaient ouvrir une troisième voie entre socialisme et capitalisme. Pour Nasser, lui aussi capable de parler de socialisme dans ses discours, l’enjeu était de tenir à distance l’impérialisme américain, qui prenait alors le relais de la France et de la Grande Bretagne au Moyen-Orient. Un an avant la nationalisation du canal de Suez qu’il allait annoncer en 1956, il bâtissait son image de chef de file de la résistance arabe à l’impérialisme et au colonialisme, qui allait être à la base de sa popularité en Égypte et au-delà.
Hors des blocs, mais pour quelle perspective ?
D’autres États présents à Bandung, comme le Japon, la Turquie ou l’Arabie Saoudite, n’avaient jamais même parlé de s’affronter avec l’impérialisme. Certains des participants faisaient bien partie de l’un des deux blocs – par exemple la Turquie du côté occidental et le jeune Nord-Vietnam du côté soviétique. Six ans plus tard, lors de la « Conférence des non-alignés » de Belgrade qui allait faire suite à celle de Bandung, ces deux pays ne seraient d’ailleurs plus représentés. D’autres États qui rejoignirent alors le groupe affichaient des positionnements tout aussi différents. Ainsi, alors que l’Algérie allait arracher son indépendance à la France après sept ans de guerre, le roi du Maroc restait toujours un ami des dirigeants français.
Quel que soit leur positionnement par rapport aux deux grands, les dirigeants du mouvement non aligné avaient en fait un point commun : ils cherchaient à ménager une place pour leur pays et sa classe dominante locale dans les rapports de force mondiaux. L’expression « tiers-monde » inventée par un démographe, Alfred Sauvy, dans une allusion au tiers état qui s’était imposé lors de la Révolution française, était donc trompeuse : contrairement au tiers état qui était d’une nature sociale foncièrement différente de la noblesse d’Ancien Régime à laquelle il s’attaquait, les dirigeants des pays du tiers-monde étaient bourgeois dans leurs méthodes et dans leurs objectifs, comme ceux des autres pays du monde. Ils avaient d’ailleurs aussi en commun de maintenir un ordre de fer dans leur pays : au moment où le dirigeant égyptien Nasser se rendait à la Conférence de Bandung en 1955, il organisait des rafles policières contre les communistes ; Soekarno, avant même le retrait des troupes hollandaises d’Indonésie, avait réprimé les soulèvements populaires qui accompagnaient la lutte pour l’indépendance et risquaient de lui échapper.
Seule la classe ouvrière peut renverser l’impérialisme
Les peuples à qui la conférence de Bandung avait fait espérer que la fin des empires coloniaux serait aussi la fin du pillage économique et de la misère engendrée par des décennies d’oppression impérialiste allaient nécessairement être déçus.
Car le problème n’était pas seulement le colonialisme, mais aussi et surtout l’impérialisme, c’est-à-dire la domination de la bourgeoisie des pays riches sur le monde entier, y compris sur le prolétariat des pays riches. Si la décolonisation mettait fin au contrôle direct des pays, en elle-même elle ne pouvait mettre fin ni à l’exploitation par la bourgeoisie locale, ni à l’ingérence des grandes puissances dans les affaires politiques des pays décolonisés ni non plus à leur domination financière, industrielle, commerciale, capable d’étrangler sans un seul coup de canon ceux qui veulent leur résister.
Léopold Sédar Senghor, alors représentant d’un territoire colonisé par la France et qui ne devait devenir le Sénégal indépendant qu’en 1960, salua la conférence de Bandung comme une gigantesque « levée d’écrou » pour les pays colonisés. En réalité, les peuples des pays pauvres allaient rester dans la prison que constitue l’ordre impérialiste.
La seule force pouvant briser cet ordre est la classe ouvrière internationale, celle des pays sous domination des métropoles impérialistes comme celle de ces métropoles elles- mêmes, si elle s’organise par-delà les frontières nationales pour arracher le pouvoir à la bourgeoisie. Cela n’a jamais été la perspective des organisateurs de la conférence de Bandung, pas plus que de toutes celles qui allaient se succéder ensuite sous le drapeau du « non-alignement ».