La dette qui a étranglé Haïti16/04/20252025Journal/medias/journalnumero/images/2025/04/une_2959-c.jpg.445x577_q85_box-0%2C7%2C1262%2C1644_crop_detail.jpg

il y a 200 ans

La dette qui a étranglé Haïti

Le 17 avril 1825, le roi de France, Charles X, signait une ordonnance reconnaissant l’indépendance d’Haïti, mais en contrepartie d’une indemnité de 150 millions de francs or pour les anciens propriétaires d’esclaves. Et pour que les choses soient bien claires, il fit porter le texte par une flotte française.

Pendant tout le 18e siècle, Haïti fut au cœur du système colonial français. 450 000 esclaves, arrachés à l’Afrique, y cultivaient le sucre sous la coupe de 5 000 planteurs. Le fouet, les tortures, parfois la mort étaient le lot de ceux qui relevaient la tête. Dans ces bagnes étaient produits les trois quarts du sucre du monde, pour le plus grand profit de la bourgeoisie métropolitaine.

Les esclaves s’étaient libérés eux-mêmes

Les dirigeants de l’empire colonial français n’avaient pas pardonné aux esclaves révoltés en Haïti d’avoir conquis leur liberté les armes à la main pour fonder la première république noire du monde.

Jamais les esclaves n’avaient accepté leur sort. Les Blancs, comme l’écrivait Mirabeau, « dormaient sur les flancs du Vésuve ». En août 1791, 100 000 esclaves se soulevèrent et commencèrent à mettre le feu aux plantations. Le représentant de l’Assemblée nationale, Sonthonax, envoyé pour rétablir l’ordre, n’eut d’autre choix que de proclamer la liberté générale des esclaves en août 1793. C’était alors en France le point culminant de la révolution et la décision fut ratifiée dans l’enthousiasme par la Convention. Les esclaves se rendirent maîtres du pays sous la direction de leur général, Toussaint Louverture.

Les dirigeants français ne renonçaient pas pour autant. En 1802, Bonaparte, premier consul, envoya un corps expéditionnaire pour rétablir l’esclavage en Haïti et fit arrêter, déporter et emprisonner Toussaint Louverture. Une nouvelle insurrection déferla sur l’île. 4 000 révoltés eurent rapidement raison de l’armée qui, au même moment, faisait trembler l’Europe.

Louis XVIII menaça à son tour de rétablir l’esclavage mais, instruit par les expériences précédentes, il préféra en rester là. Son successeur, Charles X, choisit alors de faire payer Haïti. Il se savait incapable d’affronter l’inévitable soulèvement que déclencherait l’annonce du retour à l’esclavage. De fait, le président haïtien, Boyer, ne tenta pas de résister et céda aux exigences du roi de France.

Le prix de la liberté

Ces exigences étaient draconiennes. L’indemnité représentait dix ans des revenus des exportations d’Haïti et devait être payée en cinq ans. Les navires français devaient bénéficier en outre d’un accès privilégié aux ports haïtiens, et de droits de douane réduits de moitié. La reconnaissance de l’indépendance était à ce prix.

Sous les présidents qui avaient succédé à Toussaint Louverture, Haïti avait gardé la place qui avait été la sienne dans le marché mondial avant l’abolition de l’esclavage, celle de fournisseur de matières premières. Ceux qui dirigeaient Haïti avaient d’abord tenté de relancer l’exploitation des plantations de canne à sucre, désormais aux mains d’une petite élite, en contraignant les anciens esclaves à y retourner travailler en tant qu’hommes libres. Cela avait été un échec, ceux-ci s’opposant, au besoin les armes à la main, à ces tentatives, désireux avant tout de vivre sans maître en cultivant leur lopin. Puis, le temps du sucre était passé et de nouvelles matières premières, cultivables sans avoir besoin de grandes plantations, avaient pris le relais, le café et le bois de teinture. La mince élite haïtienne prélevait sa dîme au passage, préfigurant déjà ce qui allait être la politique de bien des dirigeants de pays pauvres devenus indépendants. Boyer allait donc faire payer les paysans haïtiens pour le compte des capitalistes français.

La double dette

La première échéance de l’indemnité, fin 1825, ne pouvant être réglée par le misérable État haïtien, Boyer fut contraint de contracter un emprunt. Une condition fut alors ajoutée : Haïti ne pouvait emprunter qu’auprès des banques françaises. La dette représentait plusieurs années de la production nationale de Haïti et une « contribution extraordinaire » fut instaurée. Le code rural força les paysans parcellaires et les cultivateurs à s’adonner aux cultures et denrées d’exportation, sur lesquelles on pouvait prélever cet impôt. L’argent de la dette était embarqué sur des navires français et transporté jusqu’aux locaux de la Caisse des dépôts et consignations à Paris, chaque départ donnant lieu à des manifestations d’hostilité de la population. En France, le gouvernement haïtien était représenté dans toutes ces opérations par Jacques Laffitte, le financier le plus puissant de l’époque, successivement gouverneur de la Banque de France et ministre des Finances sous Louis-Philippe. Chaque année la Caisse des dépôts comptabilisait ce que l’État haïtien devait encore payer, c’est-à-dire les indemnités encore à régler aux anciens colons mais aussi les intérêts des prêts. À partir de 1873, des pénalités de retard s’y ajoutèrent.

L’indemnité imposée par Charles X fut ramenée à 90 millions de francs-or en 1838 et finit par être totalement soldée en 1878, mais il restait à en payer les intérêts. Une banque vint alors au secours de Haïti, à la manière des banques bien entendu. En 1880 fut créée la Banque nationale d’Haïti, en réalité une créature de la banque française Crédit industriel et commercial. Les prêts successifs puis leur remboursement permirent de détourner des dizaines de millions de dollars du trésor haïtien vers les coffres-forts de capitalistes français, étranglant l’économie haïtienne. Cela dura jusqu’à ce que, en juillet 1915, les militaires américains débarquent en Haïti. Logiquement, la National City Bank prit le relais du Crédit industriel et commercial. « J’ai contribué à faire d’Haïti et de Cuba des coins où les gars de la National City Bank pouvaient se faire de jolis revenus », se félicitait le général américain qui avait dirigé l’opération.

Haïti est aujourd’hui l’un des pays les plus pauvres du monde. On y enjambe les cadavres quand on sort de chez soi le matin. Les gangs sont les véritables maîtres du pays, dont ils partagent le contrôle avec une oligarchie de politiciens plus corrompus les uns que les autres.

Le colonialisme et l’impérialisme de la France sont à l’origine de cette situation. Il y a deux cents ans, ne pouvant rétablir l’esclavage honni, la bourgeoisie française s’acharna à faire payer aux anciens esclaves le prix fort de la liberté qu’ils avaient conquise et qui faisait rêver tous les peuples des Caraïbes. Le pays fut étranglé dans le nœud coulant de la dette. Des associations et des personnalités réclament aujourd’hui que la France verse une réparation financière pour ce crime, ce à quoi ses présidents se sont toujours refusés. Mais la véritable réparation interviendra seulement lorsque les travailleurs du monde entier auront renversé ce système capitaliste venu au monde « suant le sang et la boue par tous les pores » (Marx). Les esclaves révoltés de Haïti auront été les précurseurs de cette révolution.

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