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- Lutte ouvrière n°2976
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Il y a 500 ans
La Guerre des paysans en Allemagne
Il y a 500 ans, le 27 mai 1525, l’assassinat de Thomas Müntzer par les sbires du landgrave de Hesse mettait un coup d’arrêt à la Guerre des paysans. Cette vaste révolte sociale avait éclaté un an plus tôt, touchant de nombreuses régions situées aujourd’hui en Allemagne, en Autriche, en France, en Suisse, dans le nord de l’Italie et en Pologne. Menaçant l’ordre féodal, elle fut écrasée sans pitié.
Le Saint-Empire romain germanique était au début du 16e siècle éclaté en une multitude de seigneuries souvent rivales, particulièrement en Allemagne du sud, ce qui entravait le développement économique. Dans ce système encore largement féodal, la paysannerie constituait environ 80 % de la population et était la base de la société. À ses dépens vivait une minorité de classes privilégiées : les maisons princières, la noblesse, le clergé, les fonctionnaires et les bourgeois. L’Église catholique était un des piliers de l’ordre social. Ses recettes provenaient des dons et offrandes, de l’impôt d’Église, la dîme et des droits seigneuriaux perçus sur ses importantes possessions.
La Réforme luthérienne
Assis sur leurs fortunes, beaucoup de religieux menaient une vie de débauche, et ces abus suscitaient bien des critiques, y compris au sein du bas clergé. Des forces sociales aux intérêts contradictoires étaient en lutte, soit comme la bourgeoisie pour élargir ses intérêts, soit comme le clergé pour les maintenir. Leur conflit allait prendre la forme d’un affrontement entre idéologies religieuses.
La diffusion rapide, permise par l’invention de l’imprimerie quelques décennies plus tôt, de la traduction de la Bible en allemand par le prêtre excommunié Luther en 1522, contribua à mettre en lumière la profonde contradiction entre les préceptes enseignés par l’Église, jusque-là en latin et donc inaccessibles pour beaucoup, et leur application. Dans l’Empire germanique, la Réforme luthérienne se répandit rapidement : des princes ainsi que des bourgeois l’adoptèrent. C’était aussi une façon pour eux de prendre leurs distances d’avec l’empereur et de viser les biens de l’Église catholique.
Ce conflit aurait pu rester circonscrit aux classes privilégiées si le petit peuple, et en particulier les paysans, ne s’en était mêlé. Ces derniers étaient écrasés par les impôts, les corvées, les guerres, les pillages, l’arbitraire permanent des nobles et des prêtres. Leur situation s’était aggravée au cours du 15e siècle, qui avait vu les terres communales, ces terres collectives où les paysans faisaient paître leurs animaux, de plus en plus confisquées par les seigneurs. Les paysans s’insurgèrent à de nombreuses reprises, notamment lors du soulèvement du Pauvre Conrad dans le Wurtemberg en 1514, ou de la conspiration du Bundschuh, le soulier à lacets porté par les paysans, en Forêt-Noire en 1517. Presque tous les soulèvements furent réprimés par la force.
La généralisation de la révolte
À partir de la mi-1524, les révoltes sporadiques débouchent sur une insurrection générale s’emparant des idées développées par Luther. Le mouvement éclate en juin 1524 dans le pays de Bade, lorsque des paysans refusent à leurs seigneurs une corvée de ramassage de coquilles d’escargots jugée abusive. Il se développe durant l’hiver en Souabe, en Franconie, en Alsace et dans les Alpes autrichiennes. Les bandes paysannes s’attaquent alors aux églises, aux couvents et aux monastères, et pillent leurs biens mobiliers. Là où elles le peuvent, elles brûlent les documents de leur servitude. Les bourgeois de nombreuses villes avancent également leurs revendications, se solidarisant parfois avec les paysans, dont la révolte leur laisse entrevoir une vie en dehors de l’ordre féodal.
En Haute- Souabe, en mars 1525, plusieurs bandes s’unissent pour former, sur le modèle de la Confédération suisse, la Confédération de Haute-Souabe. Elles formulent leurs revendications dans douze articles, qui vont devenir le programme de nombreux insurgés. Dans leur vocabulaire religieux, ces revendications sont en fait politiques : elles visent l’ordre établi. Chaque communauté paroissiale doit avoir le droit de désigner son pasteur et de le destituer. Il doit prêcher l’Évangile, débarrassé de tout ajout par le clergé. Il doit être rétribué par une dîme communale et non plus ecclésiale. Ils revendiquent la commune rurale comme base de l’organisation sociale, une meilleure utilisation des impôts, l’abolition du servage, la liberté de pêche et de chasse, le retour des terres communales spoliées par les nobles, des tribunaux non soumis aux seigneurs.
Le texte est vite imprimé et distribué à 25 000 exemplaires, un tirage très élevé pour l’époque, dans tout le sud de l’Allemagne et au Tyrol. Cette Confédération de Haute-Souabe souhaite négocier, d’égal à égal, avec l’Alliance souabe, une structure qui fédère les nobles et les villes du sud de l’Allemagne. Mais les nobles ne l’entendent pas ainsi. Ils envoient leur armée contre les paysans, les écrasant quand c’est possible, n’accordant quelques concessions que lorsque le rapport de force leur est moins favorable.
La grande peur des nobles et des bourgeois
Ce scénario se reproduit partout. En avril 1525, les paysans de la vallée du Neckar et de l’Odenwald attaquent le château de Weinsberg. À coups de pique et de gourdin, ils massacrent les nobles qui s’y trouvent, dont le gendre de l’ancien empereur Maximilien Ier, détesté des paysans. Martin Luther est alors effrayé, car ainsi les paysans se retournent contre ses appuis auprès des princes protestants. Celui qui s’est présenté comme un grand réformateur condamne la révolte et écrit : « Tous ceux qui le peuvent doivent assommer, égorger et passer au fil de l’épée, secrètement ou en public, en sachant qu’il n’est rien de plus venimeux, de plus nuisible, de plus diabolique qu’un rebelle. » En revanche, l’ancien prêtre catholique Thomas Müntzer, qui proclame que « tous les hommes étant égaux devant Dieu, ils devraient également l’être sur Terre », va incarner l’insurrection. Le 11 mai 1525, il accompagne les paysans révoltés de Thuringe devant les portes de la ville de Frankenhausen. Armés sommairement de fourches et de faux, ils se retrouvent face aux troupes du duc de Saxe, du landgrave de Hesse et du duc de Brunswick. Les soldats, expérimentés et dotés d’artillerie, font un massacre : près de six mille paysans sont tués le 15 mai. Müntzer lui-même est fait prisonnier, torturé puis décapité.
Malgré cette répression féroce, les braises de la révolte reprendront en différents foyers au cours des mois suivants, donnant toujours lieu à des réactions d’une violence inouïe de la part des potentats locaux. Ce n’est qu’à la fin de l’année 1525 que le soulèvement est maté en Allemagne, puis à l’été 1526 en Autriche.
Malgré l’énergie révolutionnaire déployée, les paysans insurgés étaient vaincus et allaient être maintenus pour une longue période dans une situation de servitude. Sur 300 000 paysans qui s’étaient révoltés, en l’espace de deux ans, près de 100 000 trouvèrent la mort dans les combats. Un recul économique profond, dû au manque de bras, allait s’installer. La bourgeoisie, qui avait tant eu peur des masses, préférera se développer à l’ombre des autorités en place plutôt que de partir à l’assaut du pouvoir.