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- Lutte ouvrière n°2985
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Il y a 60 ans
Guyane : les expropriés de Kourou, victimes du mépris colonial
En 1965, l’État commençait à pousser hors de leurs terres une centaine de familles de la région de Kourou, pour faire place au Centre spatial guyanais (CSG) qui aujourd’hui lance les fusées Ariane.
En 1945, à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, la France (comme les USA, l’URSS et la Grande-Bretagne) avait mis la main sur un certain nombre de techniciens et ingénieurs allemands ayant des compétences avancées dans le domaine de la fabrication de missiles et de fusées. C’est ainsi qu’une base de lancement fut construite par la France dans le désert du Sahara, dans une Algérie alors colonie française.
Le choix de la guerre
À la fin de la guerre d’Algérie, l’État français dut abandonner le Sahara. À la recherche d’un nouveau site pour les activités du Centre national des études spatiales, le CNES, le gouvernement de De Gaulle- Pompidou décida en 1964 qu’il s’établirait en Guyane, dans ce territoire français d’Amérique du Sud, qui lui restait de son empire colonial.
L’un des avantages d’un tel territoire est la proximité de l’équateur, d’où les lancements consomment moins d’énergie.
De plus, la Guyane est peu peuplée. En visant la région de Kourou, certains prétendaient même qu’elle était une terre vide de tout habitant et estimaient pouvoir disposer d’un espace quasi-infini, peut-être de 100 000 hectares ! Vu de Paris, les 300 habitants de ce territoire représentaient donc une quantité négligeable.
Les habitants de la commune de Kourou et des alentours reçurent en janvier 1965 une lettre leur annonçant que d’ici l’été ils seraient expropriés. Les choses étant censées être faites dans les règles, les habitants concernés furent donc visités par des agents de l’État pour établir un inventaire de leurs biens : animaux, arbres fruitiers, terres, bâtiments… la quasi-totalité d’entre eux étant agriculteurs. Le premier problème était qu’une partie de ces familles, qui habitaient là depuis des générations, ne possédaient aucun titre de propriété. Quant à celles qui en possédaient, le titre ne concernait que quelques hectares autour de la ferme, alors qu’en réalité leur activité s’étendait à l’immense forêt à laquelle ils accédaient directement depuis leurs terres.
Des compensations dérisoires
Le bilan de ces inventaires se révélait misérable. Il y eut des protestations et des résistances, mais rares furent ceux qui ne finirent pas par accepter de partir sous la pression de l’argument de sécurité : rester sur un terrain au-dessus duquel décollerait une fusée serait extrêmement périlleux. Certains eurent même la promesse qu’en dehors des décollages de fusées ils pourraient retourner sur leurs terres… Ce n’était qu’une manœuvre, puisque finalement leurs fermes et leirs accès furent détruits au bulldozer comme tout les autres bâtiments : école, magasins, église, jusqu’au cimetière. Et des clôtures infranchissables, gardées par l’armée, furent installées.
En « échange », les expropriés eurent droit à une maison et à de nouvelles terres.
C’étaient de petites maisons en béton, collées les unes à côté des autres. Dans leur cour fut admis un peu d’élevage de cochons et de poules, jusqu’à ce que les autorités sanitaires intiment l’ordre de stopper une activité générant des conditions d’insalubrité manifeste. Leur architecture ne tenait aucun compte des conditions de température et d’humidité de la Guyane, et se révélait insupportable pour des êtres humains !
Les terres ne permettaient pas de poursuivre l’élevage, et leur qualité n’avait rien à voir avec celle des terres confisquées. La culture y eut des résultats en général catastrophiques. L’accès aux nouvelles terres depuis le lotissement de la Cité de Stade où les expropriés habitaient désormais était compliqué. Il fallait un véhicule que beaucoup ne possédaient pas, franchir le fleuve via un bac à des horaires précis qu’il ne fallait pas manquer… du moins jusqu’à ce que ce bac tombe en panne.
En 2015, à l’occasion de la célébration du cinquantenaire de la fondation du CSG, la télévision Guyane la Première (groupe France télévision), produisit un documentaire évoquant la question des expropriés de Kourou et Sinnamary, et donna la parole à certains expropriés. Ceux-ci purent exposer toute la détresse dans laquelle ils avaient été précipités du jour au lendemain, et le directeur du CSG de 2015 versa des larmes de crocodile, avouant la main sur le cœur que ce qui avait était fait en 1965 et dans les années suivantes n’était pas bien, que l’État français aurait dû s’y prendre autrement et déclarant que plus récemment, ayant pris conscience de ces méfaits, le CSG avait décidé de faire son possible pour redresser la barre.
Des travaux au rabais
Ce n’était que pur mensonges : une intervention urgente aurait dû concerner les maisons de la Cité du Stade. Construites à la va-vite, avec des matériaux de piètre qualité et pas du tout adaptés au climat, elles avaient rapidement nécessité des travaux de rénovation ou de réhabilitation. Du fait des « complexités administratives », il fallut des années pour lancer des travaux, arrêtés une fois que les maisons les plus visibles furent remises en état. Pour le reste, les habitants pouvaient attendre.
Le CSG a quand même dédié un petit espace aux expropriés, dans le musée rénové il y a deux ans, quelques mots qui ne suffisent évidemment pas à leur rendre justice. En revanche les investissements ont été considérables sur la base et alentour. Dans les années 1960, des infrastructures immenses ont surgi de terre en quelques mois. Elles comprennent, en plus des installations du CSG, une route Cayenne-Kourou, des ponts, des résidences et un aéroport à Cayenne. Il s’y ajoute les fortunes déversées dans les programmes spatiaux, en regard desquelles la misère qui a été faite à quelques centaines d’agriculteurs est d’autant plus révoltante. Il n’y a sans doute là rien d’étonnant, à la mesure du comportement de l’État français envers l’ensemble de la population guyanaise pauvre maintenue dans le sous-développement : les fusées s’envolent au-dessus des bidonvilles !
Aujourd’hui, les plus jeunes expropriés de l’époque, aidés par leurs enfants, tiennent à défendre la mémoire de cette ignominie. À travers des publications, des expositions ou des réunions d’information, ils dénoncent ce qui a été le comportement de l’État français envers la population locale lors de la mise en place du CSG.