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Argentine : après deux ans de gouvernement Milei
Depuis presque deux ans qu’il est au pouvoir, le président Javier Milei a conquis l’estime des institutions financières et des médias bourgeois du monde entier. Pour le récompenser d’avoir restauré le business en Argentine, stabilisé l’inflation et les comptes publics, grâce à un énorme transfert de richesses réalisé aux dépens des classes pauvres, le FMI, la Banque mondiale et la Banque interaméricaine de développement lui ont accordé en avril un nouveau prêt de 42 milliards de dollars, qui s’ajoute à celui de 2018, pas encore remboursé. Mais récemment, les mauvaises nouvelles s’accumulent pour le gouvernement d’extrême droite.
Retour sur la victoire de Milei
La victoire électorale de Milei, en décembre 2023, s’est inscrite dans le contexte de la violente crise économique qui secoue l’Argentine depuis 2018 et la montée incontrôlée de l’inflation. Depuis le krach de 2001, toute une partie de la population survit grâce à plus de 40 000 soupes populaires. La dette étrangle l’économie de ce pays de 46 millions d’habitants, mais ce n’est pas nouveau. De toute son histoire, jamais l’Argentine ne s’est libérée de sa dépendance envers ses créanciers. Son premier défaut de paiement remonte à 1890, huit autres se sont produits depuis ! Épongée en partie en 2005 et 2010, la dette est repartie à la hausse. Multipliée par deux sous la présidence Macri, elle était, au moment de l’élection de Milei, de 927 milliards de dollars.
Milei s’est illustré lors de la campagne présidentielle de 2023 par un discours violemment réactionnaire. Opposé au féminisme, au droit à l’avortement, à l’éducation sexuelle, à « l’idéologie woke », homophobe, climato-sceptique, il dénonçait les « collectivistes de merde », la « caste », c’est-à-dire surtout les politiciens péronistes, présentés à tort comme des socialistes, la bureaucratie syndicale et le syndicalisme en général, mais aussi les juges, les universitaires, les journalistes, les fonctionnaires… Il vantait le commerce des organes humains, le port d’armes, le droit des entreprises à polluer.
Sa colistière, aujourd’hui sa vice-présidente, Victoria Villarruel, assurait le lien avec la partie la plus à droite de la bourgeoisie et de l’armée. Issue d’une famille d’officiers impliqués dans la répression lors de la dictature militaire, elle justifia sans ambiguïté l’assassinat des militants et la torture en rendant visite à d’ex-tortionnaires jugés et emprisonnés.
Milei, dont la coalition électorale, La Libertad Avanza, a obtenu 30 % des voix au premier tour de la présidentielle, doit sa victoire au second tour face au candidat péroniste à un report des voix de la candidate de droite, Patricia Bullrich (24 % des voix). Celle-ci a été récompensée en obtenant le ministère de la Sécurité. Si Milei a ainsi bénéficié des votes de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie, il a aussi attiré une partie des classes populaires, désespérées et en colère contre le gouvernement péroniste précédent d’Alberto Fernandez et Christina Kirchner.
Milei parlait de réduire drastiquement les dépenses de l’État, de privatiser tous les services publics. Ceux-ci étaient dégradés depuis si longtemps que certains rêvaient que la privatisation pourrait être un progrès. Il dénonçait la corruption, le clientélisme et le financement par l’État d’associations, souvent péronistes, et en même temps… les maigres aides sociales. Il bénéficia des scandales en cours, de la condamnation à six ans de prison et de l’inéligibilité à vie pour corruption de l’ex-vice-présidente Cristina Kirchner.
Milei prétendait aussi « exterminer » l’inflation. Celle-ci dépassait alors 210 % par an, créant une situation insupportable pour les plus pauvres. Il a, semble-t-il, trouvé l’oreille d’une partie des travailleurs du secteur dit informel, soit près de la moitié de la population active, et des plus jeunes (on vote dès l’âge de 16 ans) qui rêvaient d’une rupture. Milei parlait de remplacer le peso, cet « excrément », par le dollar. Il promettait la lune au prix de sacrifices importants pendant une période et certains voulaient croire que cela stabiliserait l’économie et que l’austérité serait de courte durée.
La tronçonneuse
La dévaluation du peso de 54 % dès les premiers jours de son mandat a été le premier choc imposé à la population. Cette attaque brutale s’est accompagnée de cadeaux somptueux visant à faire revenir les capitalistes étrangers et à encourager la bourgeoisie à rapatrier son argent, quelque 300 milliards de dollars cachés dans des banques étrangères pour échapper au fisc et à l’inflation. Et, surtout, il s’agissait de rassurer les institutions financières inquiètes d’un possible nouveau défaut de paiement.
La fuite massive des capitaux avait obligé ses prédécesseurs, le président de droite Macri puis le péroniste Fernandez, à instaurer un contrôle des changes, empêchant les épargnants de retirer plus de 200 dollars par mois dans une banque, à un taux fixé par l’État, et obligeant également les entreprises exportatrices à changer en pesos leurs bénéfices en dollars. Mais le système prenait l’eau de partout en raison de la ruée vers des marchés de change parallèles. Pas moins de 19 taux existaient, à la suite de pressions des différents secteurs, exportateurs de soja, multinationales, etc. Le 13 décembre 2023, veille de la dévaluation, le dollar valait officiellement 366 pesos, mais il s’échangeait à 800 pesos dans tous les bureaux de change, au taux dit « blue dollar ». La dévaluation devait ramener le peso à sa « vraie valeur ». Cela provoqua immédiatement une hausse spectaculaire des prix. L’inflation passa de 210 % en décembre à 292 % en avril 2024.
En même temps, Milei lança une politique d’extrême austérité. Il mit fin à l’encadrement des prix des produits alimentaires, ainsi qu’aux subventions pour l’eau, le gaz, l’électricité, les transports, ce qui multiplait le montant des factures par cinq. Le prix des tickets de bus ou de train de banlieue dans la province de Buenos Aires était multiplié par sept fin 2024. Des travailleurs et des étudiants ne pouvaient même plus se déplacer. En mars 2024, en pleine explosion de l’inflation, le petit bonus destiné aux retraités les plus modestes, n’ayant pas de quoi manger à leur faim, fut gelé. Et l’accès aux médicaments essentiels redevint payant pour les affiliés à la Sécurité sociale.
Milei lança aussi le démantèlement des services publics, dans l’objectif d’éliminer 70 000 postes de fonctionnaires. Il commença par supprimer ou fusionner 9 ministères sur 18. Pas n’importe lesquels. Ceux de la Culture, de l’Éducation, celui des Femmes, des Genres et de la Diversité, créé par le gouvernement précédent, dont 85 % des agents furent licenciés, pendant que les programmes d’aides, comme celui aux victimes de violence de genre, étaient remis en cause. L’Institut national contre la discrimination, la xénophobie et le racisme fut fermé, tout comme des centaines d’agences locales de ministères et d’organismes publics et autant de programmes stoppés net, des milliers de contrats précaires arrêtés. L’Institut national des affaires indigènes fut repris en main et l’agence de presse Télam, la principale agence d’Amérique du Sud, accusée de gauchisme, fut fermée. Le budget des universités a baissé d’un tiers et celui des hôpitaux de moitié avec des milliers de suppressions de postes. Les programmes de lutte contre le VIH, la tuberculose, la lèpre, l’Institut national du cancer, lui-même, sont menacés de fermeture. De nombreux hôpitaux et même le Conseil national de recherche (CONICET), équivalent du CNRS, sont visés par des coupes budgétaires sévères et des suppressions de postes.
En même temps, le budget consacré à la construction ou à l’entretien des infrastructures, dont celui des routes, fut presque ramené à zéro et des milliers de chantiers mis à l’arrêt. Même la construction du gazoduc Néstor Kirchner, le plus important chantier du pays, destiné à relier l’immense gisement d’hydrocarbures de Vaca Muerta, en Patagonie, à Buenos Aires, fut arrêtée.
Tout au long de l’année 2024, Milei a fait ainsi entrer l’économie en récession : des milliers de faillites, près de 250 000 emplois supprimés dans le secteur privé et dans le public. Le bâtiment et le commerce se sont effondrés. En août, les ventes du marché central de Buenos Aires avaient chuté de 40 %, la production automobile, malgré une augmentation des exportations vers le Brésil, de près de 20 %. Les annonces de licenciements se sont succédé. Le sidérurgiste Acindar, du groupe ArcelorMittal, dépendant des commandes publiques, a fini par mettre presque à l’arrêt ses sites de production et au chômage technique des milliers de travailleurs.
Partout, les travailleurs licenciés sont venus grossir les effectifs du secteur dit informel : vendeurs ambulants, taxis officieux, travailleurs à domicile, aides ménagères, etc. Comme après le krach de 2001, les places de Buenos Aires se sont alors remplies de femmes et d’hommes tentant de vendre leurs vêtements.
Une population qui pouvait encore se le permettre l’année précédente ne peut plus aller consulter un médecin ou un dentiste. L’éducation est devenue un luxe avec l’augmentation des frais de scolarité, le prix des fournitures scolaires et du transport. En l’espace de six mois, cinq millions d’Argentins ont basculé dans l’extrême pauvreté, d’après les chiffres officiels. Et dans tous les quartiers pauvres, les bidonvilles du Grand Buenos Aires, les enfants ne mangent plus à leur faim. Les files d’attente devant les soupes populaires s’allongent.
La nouvelle réforme du travail a accentué l’exploitation : flexibilité accrue, allongement des périodes d’essai, réduction des indemnités de licenciement et suppression des amendes pour travail non déclaré. Sur des chantiers, des ouvriers licenciés ont plus tard été réembauchés, mais sans contrat de travail. Dans l’agriculture, 60 % des travailleurs sont employés au noir.
Au début de l’année, si l’on en croyait la presse internationale, Javier Milei avait réussi son pari. Les dépenses publiques avaient été réduites de près d’un tiers. L’inflation ralentissait. La dévaluation avait permis un excédent commercial et aux géants de l’agroalimentaire d’écouler leurs stocks. Le secteur minier prospérait, boosté par la course mondiale pour l’accès au lithium. Un article du super-décret de Milei autorisait les multinationales à acquérir de nouvelles terres, jusque-là protégées, pour s’approprier les minerais. Il s’accompagnait de nouveaux avantages fiscaux, douaniers et de change, garantis 30 ans. Les groupes Glencore, Eramet se précipitaient.
Les exportations augmentaient alors que les importations s’effondraient. Le business revenait. Porté par certains secteurs, l’indice de la Bourse de Buenos Aires affichait une hausse de 163 % durant l’année 2024. En pleine explosion de la pauvreté, la vingtaine de firmes agroalimentaires qui contrôlent la distribution alimentaire du pays réalisait des profits importants. Parmi celles-ci, deux groupes argentins : Arcor, possédé par le milliardaire Luis Pagani, et Molinos, possession de la famille Companc, une des plus riches du pays. La baisse du volume de leurs ventes, combinée avec la hausse des prix, décuplait leurs bénéfices.
Dans ces conditions, le FMI accorda en avril un prêt à Milei pour lui permettre de lever le contrôle des changes, d’enlever toutes les taxes et toutes les sanctions pour fraude fiscale et blanchiment. La bourgeoisie, petite et grande, pouvait à nouveau placer et déplacer son argent comme elle l’entendait. trente milliards de dollars placés à l’étranger seraient ainsi réapparus dans les banques argentines.
Mais récemment, l’inquiétude des financiers est revenue. La chute du peso par rapport au dollar a repris. Les caisses de l’État, vidées par l’accumulation des cadeaux aux groupes miniers et agroalimentaires ne se remplissent pas assez vite. Le gouvernement pourra-t-il rembourser le dernier prêt ? Et celui de 2018 ? Pour les rassurer, Milei lance la privatisation d’AySa, compagnie publique d’eau et d’assainissement qui alimente plus de 11 millions de personnes dans le Grand Buenos Aires. Le patronat de l’industrie et des transports s’inquiète aussi. L’arrêt total des travaux d’entretien des grands axes routiers amène un chaos grandissant menaçant de paralysie le transport des marchandises.
Aux travailleurs, Milei avait promis qu’après les sacrifices, viendrait la récompense. À la fin de l’année 2024, les communiqués officiels de la présidence proclamaient une baisse sans précédent de la pauvreté. Un mensonge flagrant. La remontée n’a concerné que la bourgeoisie. Pour les travailleurs, la chute vers l’abîme s’est seulement ralentie. L’inflation est moins rapide mais les prix continuent d’augmenter. D’après les statistiques officielles, en avril 2025, les prix des aliments étaient supérieurs de 40 % à ceux d’avril 2024, ceux du logement, de l’électricité et du gaz, de 87 %. Pour les travailleurs ayant un contrat de travail, les salaires ne suivent pas. Une femme médecin en grève de l’hôpital pédiatrique Garrahan à Buenos Aires estimait, fin mai 2025, avoir perdu entre 40 et 60 % de pouvoir d’achat sur l’année écoulée.
Plus de la moitié des enfants du pays vivent aujourd’hui, officiellement, sous le seuil de pauvreté et un sur dix est sous-alimenté. Cela dans un pays qui compte parmi les principaux producteurs de viande, de blé, de soja et de maïs. Quant au minimum vieillesse, il reste au même niveau, celui de la famine.
Un pouvoir fort ?
Pour contourner les lenteurs parlementaires et lancer ses attaques, Milei a d’abord utilisé un Décret national d’urgence, comprenant pas moins de 300 articles, applicables immédiatement, mais dépendant d’une approbation ultérieure du Congrès, suivi quelques jours après d’une loi Omnibus de 664 articles, qu’il a dû soumettre à l’approbation des deux chambres. Mais sa coalition électorale ne disposant que de 39 députés et 7 sénateurs, cette loi fut rejetée en février 2024.
Milei a donc dû se tourner vers la « caste » politique qu’il condamnait auparavant. Il lui a fallu six mois pour parvenir à ses fins. Six mois de contestation du caractère d’urgence des décrets devant les tribunaux, émaillés de deux grèves nationales et de manifestations de rue, pendant lesquels il a reçu, sans surprise, le soutien de la droite.
L’Argentine étant un État fédéral, il lui a fallu aussi trouver un accord avec les gouverneurs des provinces, y compris péronistes, en marchandant la redistribution des ressources de l’État. Ce n’est qu’en juin 2024 que la Loi de base, raccourcie de plus de la moitié de ses articles, a été adoptée.
Milei obtint alors des pouvoirs spéciaux lui permettant de faire passer ses mesures à sa guise au nom d’un prétendu état d’urgence. En mai, l’un d’entre eux limita le droit de grève et imposa un service minimum de 75 % dans les transports, l’éducation, les télécommunications, avec menace de sanctions contre les grévistes. Un autre durcit les conditions d’entrée des immigrés, l’accès à la citoyenneté, facilita les expulsions et rendit payant l’accès aux services publics.
Depuis juin et la fin des pouvoirs spéciaux, l’opposition monte à nouveau au créneau au Parlement. Plusieurs décrets présidentiels ont été rejetés. Pour rassurer la finance, Milei a dû utiliser son droit de veto pour bloquer une loi revalorisant les pensions de retraite, puis une autre augmentant les moyens affectés aux personnes handicapées, juste avant que certains journaux ne dévoilent tout un système de corruption autour de l’Agence nationale du handicap visant à favoriser une entreprise : des pots-de-vin étaient perçus, aux dépens des personnes handicapées, par plusieurs proches de Milei, dont sa sœur, Karina, placée par lui au Secrétariat de la présidence. Voilà qui fait désordre pour un gouvernement élu sur ses promesses d’éradiquer la corruption !
Alors la colère est montée d’un cran, comme a pu le vérifier Milei lui-même, récemment chassé de la rue à coups de pierres en pleine campagne électorale. Dans le métro, les concerts ou les stades, sur l’air de la chanson cubaine Guantanamera, les gens chantent Alta coïmera (la grande corrompue) en faisant référence à Karina. A suivi la claque aux élections provinciales de Buenos Aires du 7 septembre. La Libertad Avanza alliée à la droite, avec 33 % des voix, perd une grande partie de son électorat de 2023, en particulier dans les quartiers populaires. Un résultat qui augure mal pour elle de la suite : les législatives nationales de mi-mandat, qui auront lieu le 26 octobre.
Quelle opposition ?
Ces élections ont vu le retour en force du courant politique péroniste. Avec 47 % des voix, Fuerza Patria (ex-Union patriotique), la coalition formée autour du parti dit « justicialiste » fondé par Perón en 1946, vient de s’imposer comme la principale opposition à Milei. Le péronisme, cette spécificité argentine, encadre politiquement et syndicalement la classe ouvrière et les mouvements populaires depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Il est depuis le début constitué de tendances de droite, à l’origine même fascisantes, et de gauche, voire d’extrême gauche, à une époque guérilléristes. Malgré l’énorme discrédit lié aux gouvernements péronistes précédents, encore aujourd’hui nombre d’associations populaires combatives, les mouvements de chômeurs, les piqueteros en particulier, sont péronistes. La CGT, longtemps syndicat unique, l’est officiellement et plusieurs de ses dirigeants sont en même temps députés au Parlement pour le Parti justicialiste.
C’est bien sûr un panier de crabes où s’affrontent diverses cliques de politiciens corrompus. Sergio Massa, candidat battu à l’élection présidentielle de 2023, a rejoint un établissement financier américain spéculant sur les dettes. D’autres ont rallié Milei. Daniel Scioli, ex-gouverneur de la province de Buenos Aires, ex-président du parti, ex-vice-président de la République de Néstor Kirchner, est devenu secrétaire au Tourisme et aux Sports. Des dizaines de députés, sous divers prétextes, ont voté les lois dont Milei avait besoin.
Divers clans péronistes s’affrontent aussi au sein de la centrale syndicale CGT. Cette dernière n’avait pas appelé à une seule mobilisation durant les quatre années du gouvernement précédent. Face à Milei et à l’ampleur de ses attaques, confrontée au mécontentement de sa base, elle n’a fait que le service minimum : trois appels à des grèves nationales de 24 heures. Après celles du 9 mai 2024, il a fallu attendre un an pour qu’un nouvel appel soit lancé, le 10 avril dernier. Un an pendant lequel les dirigeants syndicalistes ont tout bonnement déclaré une « trêve ». Une politique tellement conciliatrice que le mécontentement a percé jusqu’au sommet. En février, le secrétaire du syndicat de l’industrie automobile, par ailleurs député péroniste proche de Cristina Kirchner, déclara que la CGT « ne représente plus les travailleurs ».
Aidé par la passivité de la bureaucratie de la CGT, le gouvernement a pu s’attaquer plus facilement à ceux qui résistent. Un des premiers décrets de la ministre de la Sécurité a rendu passible d’emprisonnement le blocage de routes, une méthode de lutte très souvent utilisée par les piqueteros, et les grévistes. Depuis, la violence policière s’est exercée y compris contre les retraités qui manifestent le mercredi pour dénoncer la famine à laquelle ils sont condamnés. Tous les rassemblements sur la voie publique sont de fait interdits, sans que cela y mette un terme.
L’aide alimentaire publique est depuis les années 2000 distribuée via des associations souvent péronistes et combatives. Les restaurants servant les soupes populaires sont maintenant organisés par les habitants eux-mêmes et se transforment parfois en lieux de résistance. Le gouvernement a inventé des détournements de fonds pour s’attaquer à ces associations, en multipliant perquisitions et saisies de téléphones. La presse est allée jusqu’à publier l’adresse de militants. Puis le gouvernement a suspendu l’aide alimentaire, et des milliers de tonnes de denrées ont pourri sans être distribuées. Et la même répression aveugle s’exerce contre les mouvements de grève. Un numéro de téléphone public permet de dénoncer « les syndicats qui te forcent à faire grève » ou précisément des militants, afin de déclencher des poursuites judiciaires. Mais toutes ces mesures n’ont pas éteint la contestation.
Les luttes des travailleurs
Depuis l’arrivée de Milei, les réactions des travailleurs n’ont pas manqué. Ceux de la santé, de l’hôpital Garrahan de Buenos Aires en particulier, ceux de l’éducation, de la recherche, se sont mobilisés à plusieurs reprises contre les suppressions de postes, les fermetures, la baisse des salaires et des bourses étudiantes. Ceux des transports ont immobilisé le pays pendant 24 heures en octobre 2024. Ceux de différentes branches de l’industrie se sont également mobilisés. Lors de la dernière journée nationale de grève, le 10 avril dernier, la presse parla surtout de la gare Constitución à Buenos Aires, la plus grande du pays, totalement à l’arrêt, de même que des aéroports, mais l’appel a été suivi par les travailleurs dans de nombreuses usines du Grand Buenos Aires et de l’intérieur.
Face à l’offensive patronale, encouragée par le gouvernement, avec baisses de salaires, chômage partiel, suppressions d’emplois, augmentation de la précarité, les luttes sont défensives et dures. En octobre 2024, les ouvriers de Petroquímica Río Tercero, près de Cordoba, se sont opposés pendant trois mois à la suppression du tiers des emplois ; en janvier 2025, les travailleurs de Pilkington, un sous-traitant automobile, se sont mobilisés pour les mêmes raisons, de même que des travailleurs de plusieurs sites de la multinationale Linde-Praxair (fabriquant des gaz industriels et médicinaux) de décembre 2024 à mars 2025. Depuis fin août, des centaines de travailleurs des entreprises sous-traitantes de l’usine sidérurgique du groupe Techint à San Nicolás de los Arroyos, sont en grève illimitée, là aussi contre des suppressions de postes et la précarisation.
L’industrie automobile a fait porter la baisse d’activité sur les travailleurs. Au cours de l’année passée, les usines Scania de Tucuman, General Motors, près de Rosario, Toyota à Zárate, Renault, Fiat, Iveco et Volkswagen à Córdoba et à General Pacheco (Grand Buenos Aires) ont imposé du chômage partiel et licencié des centaines d’ouvriers. Les mêmes licenciements par centaines ont frappé les travailleurs des trois groupes de pneumatiques Fate, Bridgestone et Pirelli, dans le Grand Buenos Aires. Le syndicat unique des travailleurs du pneumatique a appelé à plusieurs mobilisations et à des blocages de routes, avec un certain succès.
Des attaques identiques touchent toutes les branches industrielles. Depuis le 25 février, à Buenos Aires, les 250 ouvriers de l’imprimerie Morvillo, dont la fermeture a été annoncée, occupent l’entreprise. Ceux du complexe agroindustriel Ledesma, plantations et usines sucrières dans la province de Jujuy, se sont mobilisés à plusieurs reprises contre les licenciements et la précarité.
La classe ouvrière reste la clé de la solution. Elle demeure pour l’essentiel sous la coupe de la bureaucratie syndicale, mais sa place centrale dans l’économie lui donne une force incontournable. Ainsi, les travailleurs du secteur des oléagineux se sont fait craindre en menant une semaine de grève totale en août 2024 pour des augmentations de salaires et leur indexation sur l’inflation puis, à nouveau en mars dernier, à la suite d’une intervention violente de la préfecture navale contre des grévistes à Puerto San Martin, près de Rosario. Un appel à la grève a amené à l’arrêt de tous les ports sur le fleuve Paraná, d’où sont exportées la totalité des huiles et farines de soja. De quoi inquiéter les capitalistes. Ces luttes ont imposé aux patrons des augmentations de salaires supérieures à l’inflation.
Ce n’est pas le seul atout de la classe ouvrière. Elle peut constituer un pôle autour duquel l’ensemble de la population pauvre peut se rassembler. Cela s’est produit en février dernier dans la localité de Concepción del Uruguay, dans la province d’Entre Rios. Mille ouvriers étaient en grève dans l’usine frigorifique La China, du groupe Granja Tres Arroyos, premier producteur de viande de poulet du pays, propriété de Joaquín de Grazia, un proche de Milei. Bien que son chiffre d’affaires soit en hausse, le groupe profitait d’une « procédure préventive de crise » pour imposer une baisse salariale de 20 %, une flexibilité accrue et le licenciement de 700 travailleurs sur les 7 000 qu’il compte dans le pays, dont 80 dans l’usine La China. Le lock-out décidé par la direction pour casser la grève a eu l’effet inverse. Il a provoqué une mobilisation massive dans toute la ville, le 23 février, qui a impressionné tout le pays. Récemment, la mobilisation durant neuf jours de milliers de travailleurs des usines d’électronique de Terre de Feu a aussi suscité un soutien actif d’une grande partie des travailleurs du territoire, rendant caduques les menaces de la ministre de la Sécurité d’y envoyer des forces de police au nom de la loi antipiquets.
Présente dans toutes les régions du pays, la classe ouvrière aurait la force d’entraîner autour d’elle l’ensemble des exploités et d’envoyer Milei et sa tronçonneuse à la ferraille.
9 septembre 2025