Bangladesh : un an après la “révolution de Juillet”, les combats décisifs restent à venir14/09/20252025Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/2025/09/une_250-c.jpg.484x700_q85_box-27%2C0%2C1354%2C1920_crop_detail.jpg

Bangladesh : un an après la “révolution de Juillet”, les combats décisifs restent à venir

Le 5 août 2024, le général Waker-uz-Zaman, chef d’état-major de l’armée du Bangladesh, annonçait la fuite de la Première ministre au pouvoir depuis quinze ans, Sheikh Hasina. Dès le 8 août, Muhammad Yunus, prix Nobel de la paix faisant figure d’opposant, prenait la direction d’un gouvernement provisoire avalisé par l’armée. Sa promesse ? Répondre aux aspirations démocratiques exprimées lors de la révolte populaire qui, malgré une répression sanglante, venait de chasser Hasina. Un an après, qu’en est-il des espoirs soulevés par la « révolution de Juillet » ?

Le Bangladesh est issu de la division des Indes coloniales britanniques qui donna naissance à de nouveaux États indépendants : l’Inde et le Pakistan lors de la partition de 1947, puis le Bangladesh en 1971. Ces deux séparations entraînèrent des guerres qui firent chacune des millions de morts et de déplacés, en conséquence des délimitations artificiellement tracées en 1947 par les Britanniques. Ces frontières se voulaient religieuses, entre territoires à majorité musulmane ou hindoue. Elles se moquaient des liens économiques et sociaux véritables, autant que de la volonté des populations concernées, qu’elles divisaient. Et elles furent source de conflits frontaliers constants entre les États issus de la décolonisation. Les colonisateurs avaient joué les groupes ethniques ou religieux les uns contre les autres pour assurer leur domination. Leurs successeurs nationalistes marchèrent dans leurs pas. Trois siècles de colonialisme laissèrent aussi en héritage une histoire de famines – en 1943, le Premier ministre britannique Winston Churchill abandonna trois millions de Bengalis à la mort – et des économies détruites, plongées dans l’arriération, incapables d’assurer à la population une vie digne.

L’ancien Bengale colonial fut de ces territoires coupés en deux en 1947 : le Bengale occidental fut intégré à l’Inde ; le Bengale oriental devint la partie orientale du Pakistan, à 2 000 kilomètres de sa partie occidentale (le Pakistan actuel). En 1971, le Pakistan oriental devint le Bangladesh indépendant, à l’issue d’une guerre atroce menée par l’armée pakistanaise contre la population du Pakistan oriental avec le consentement des États-Unis, et après une intervention militaire de l’Inde contre l’armée du Pakistan. Depuis, la vie politique du Bangladesh a été marquée par les affrontements violents, les assassinats de militants et de dirigeants politiques, les coups d’État militaires. En dehors des périodes de dictature militaire (l’essentiel des années 1975-1990), deux partis nationalistes bourgeois rivaux ont alterné au gouvernement : le Parti nationaliste du Bangladesh (BNP), conservateur, et la Ligue Awami (Ligue du Peuple) de Sheikh Hasina, qui s’est historiquement présentée comme progressiste, voire socialiste. De retour au pouvoir en 2009, Hasina instaura un régime autoritaire.

Un pays sous-développé, façonné par l’impérialisme

Parfois qualifié de « miracle économique » pour ses taux de croissance élevés, le Bangladesh – et ses 170 millions d’habitants, dont la moitié ont moins de 26 ans – reste en réalité frappé par la misère et le sous-développement. Hérités de la colonisation, ces maux sont plus encore le produit actuel de la domination sur l’économie mondiale de la grande bourgeoisie impérialiste. Deuxième exportateur textile au monde depuis 2010 (derrière la Chine), le Bangladesh est intégré à l’économie mondiale en tant que sous-traitant de dernier rang, soumis aux décisions des multinationales américaines et européennes de l’habillement, les H&M, Zara, Adidas, Gap. Ce sont elles qui dirigent ce marché, et qui empochent la part du lion des richesses créées dans les 4 000 usines textiles du pays. 4,5 millions d’ouvrières (ce sont à 60 % des jeunes femmes) et d’ouvriers y produisent des vêtements et chaussures dans des conditions souvent dangereuses, tragiquement illustrées par la mort de 1 138 ouvriers dans l’effondrement du bâtiment Rana Plaza en 2013. Pour un salaire mensuel d’environ 90 euros en 2024, ils travaillent de 9 à 14 heures par jour (et même plus, et 7 jours sur 7, lors des pics de la demande mondiale). C’est ainsi qu’ils produisent 82 % de la valeur des exportations du Bangladesh (soit 36 milliards de dollars en 2023), sur lesquelles sont bâties, directement ou par le pillage des caisses de l’État, les fortunes des capitalistes et des dirigeants politiques et militaires du Bangladesh, payés de la sorte pour leur rôle d’agents de la grande bourgeoisie impérialiste.

Quant à la grande masse de la population, dont 18 millions de jeunes contraints au chômage, elle doit chercher dans le travail informel de quoi survivre, quand ce n’est pas dans l’exil, comme les 500 000 Bangladais qui émigrent chaque année, se mêlant ainsi à la classe ouvrière du monde, surtout dans les pays voisins d’Asie et les États du golfe Persique. Le capitalisme se révèle incapable de garantir à la population ne serait-ce qu’un travail et un salaire permettant de vivre. Il n’est pas plus capable de sortir le Bangladesh du sous-développement. Si la valeur de la production textile y a été multipliée par quatre depuis une quinzaine d’années, le nombre d’emplois industriels a stagné. La férocité de l’exploitation n’a, elle, pas changé, et son intensité s’est accrue. Voilà le « miracle économique » dans lequel est née la révolte de juillet 2024.

De la lutte anti-quotas à la révolte contre le régime

À l’origine immédiate de la révolte, on trouve un système de quotas, perçu comme favorisant injustement les soutiens du parti au pouvoir, la Ligue Awami de Sheikh Hasina. 30 % des emplois publics étaient réservés aux civils ayant combattu l’armée du Pakistan lors de la guerre d’indépendance de 1971, ainsi qu’à leurs enfants et, depuis 2010, à leurs petits-enfants. Supprimés en 2018 après des années de lutte étudiante, ces quotas furent rétablis le 5 juin 2024 par la Cour suprême. Immédiatement, le mouvement anti-quotas reprit. Le 1er juillet, les étudiants se dotaient d’une organisation dirigeante, les Étudiants contre la discrimination (SAD). Les villes virent alors se succéder manifestations et blocages de routes et de chemins de fer (le Bangla Blockade, Blocus du Bangladesh) par des dizaines de milliers d’étudiants et, de plus en plus, des jeunes de tous horizons se sentant privés d’avenir.

Face à la contestation, Hasina ne se contenta pas de provoquer les manifestants en les qualifiant de « traîtres anti-libération nationale ». Elle s’engagea aussi, à la mi-juillet, dans une répression féroce menée par les bandes d’étudiants et cadres de la Ligue Awami armés de matraques et d’armes à feu, et par les forces de répression de l’État. Parmi les plus brutales, les unités anti-­terroristes des Bataillons d’action rapide avaient été entraînées dans les années 2000-2010 par les États-Unis et la Grande-Bretagne. Ces unités étaient connues pour avoir fait disparaître des milliers d’opposants. S’ajoutaient la police surtout, et l’armée. La mort d’Abu Sayed, un étudiant tué le 16 juillet par la police alors qu’il se tenait bras écartés, marqua particulièrement. L’enregistrement vidéo de son meurtre circula largement, de même que son histoire : celle d’un jeune issu d’une famille de travailleurs pauvres, dont le village s’était cotisé pour qu’il étudie. Sayed fut l’un des plus de 1 400 tués, dont des dizaines d’enfants, souvent dans leur maison, lors des raids des forces de l’État. Plus de 10 000 personnes furent arrêtées, souvent torturées. Mais, loin d’être freinée par la répression, la contestation en fut attisée.

En plus du sentiment d’injustice vis-à-vis des quotas, la mobilisation tirait sa force d’une colère profonde alimentée par le contraste entre le discours officiel triomphant quant au développement du Bangladesh, et une réalité toute différente. Ce que la grande masse de la population constatait d’elle-même, c’était le creusement des inégalités sociales, une inflation à deux chiffres, l’extension de la misère et des difficultés à se nourrir (38 millions de personnes étaient officiellement en insécurité alimentaire en 2023). S’y ajoutaient le chômage de masse, la corruption généralisée pour accéder à un emploi, et enfin l’autoritarisme sans fard du gouvernement Hasina. Bien au-delà des quotas, le mouvement lancé par les étudiants devint un point de ralliement pour exprimer l’exaspération sociale et politique accumulée. Le 21 juillet, lorsque la Cour suprême recula sur les quotas, il était déjà trop tard : le mouvement s’était transformé en une révolte contre le régime.

Les travailleurs dans la révolte de juillet

Le courage des étudiants, le sentiment qu’ils luttaient contre une société de misère et un État autoritaire et corrompu, avaient entraîné de nouvelles couches de la société dans le combat. Les tireurs de pousse-pousse transformèrent leurs vélos-taxis en ambulances pour secourir les manifestants touchés par la répression. Journaliers, petits marchands, travailleurs de l’économie informelle, et travailleurs du textile (dont probablement plusieurs centaines furent tués) rejoignaient la révolte d’autant plus naturellement qu’à l’image d’Abu Sayed, la plupart des étudiants qui défiaient le régime venaient eux-mêmes de familles populaires.

Les travailleurs partageaient avec eux bien des raisons de se soulever. Et ils avaient aussi les leurs. Dans des districts industriels autour de Dacca, la capitale, dont Gazipur, le plus grand, des militants ouvriers et étudiants organisèrent dès le 16 juillet des réunions clandestines, parfois dans des forêts, pour étendre le combat à la classe ouvrière du textile. À Gazipur, des milliers de tracts furent distribués entre le 16 et le 17. Ici, les ouvriers du textile entraînèrent les étudiants et d’autres travailleurs : 10 000 se rassemblèrent le 17. Le lendemain, la police opéra des raids et des arrestations en masse dans les maisons, les écoles et les usines ; au même moment, des hélicoptères de l’armée tiraient sur les manifestants. Un ouvrier du textile, Nazrul Islam, fut tué, et beaucoup d’autres blessés. Le 25 juillet, de nouveaux tracts firent leur apparition : ils s’associaient aux revendications des étudiants, demandaient justice pour les ouvriers tués, l’arrêt des poursuites, l’interdiction de la répression contre les rassemblements, ainsi qu’un salaire minimum de 30 000 takas (230 euros) et la publication des profits des usines.

La direction de la révolte, entre les mains des étudiants du SAD

Si les travailleurs furent nombreux dans les manifestations, et si, ici ou là, des militants parmi eux cherchèrent à formuler leurs revendications, la classe ouvrière n’eut jamais ses propres organes de combat, ni son propre programme, et moins encore de rôle dirigeant dans la révolte. Les revendications, les mots d’ordre, les appels dépendaient des dirigeants étudiants du SAD. Malgré des hésitations, ils assumèrent la direction d’un mouvement devenu une révolte populaire contre le régime. Mais ils ne mirent jamais en avant des revendications liées aux besoins des travailleurs, ni d’objectifs visant les profits et le pouvoir des capitalistes. Ils cantonnèrent la révolte à leurs aspirations démocratiques petites-bourgeoises : leurs appels aux principes de liberté, de progrès, d’égalité et de justice, même s’ils faisaient écho aux sentiments de larges masses, étaient voués à rester des mots creux dès lors qu’ils acceptaient la domination capitaliste et l’ordre impérialiste.

Après avoir obtenu gain de cause sur les quotas, les dirigeants étudiants se limitèrent à exiger justice pour les victimes et la démission de différents dirigeants. Le 3 août, l’approfondissement de la révolte, son caractère même insurrectionnel (450 des 600 postes de police du pays furent attaqués ou incendiés), les entraîna à présenter une unique revendication : le départ de Hasina. Pour atteindre cet objectif, ils présentèrent un plan dit de « non-coopération », centré sur le boycott des impôts, des taxes et des institutions publiques. Ce plan appelait aussi les travailleurs, ceux du textile et du port de Chittagong surtout, à ne pas se rendre au travail. Les dirigeants étudiants espéraient se servir du poids économique de la classe ouvrière comme d’un levier, pour leur politique. Enfin, le 4 août, l’un de ces dirigeants, Nahid Islam, déclara : « Si les bâtons ne suffisent pas, nous sommes prêts à prendre les armes. […] Formez des comités de lutte de la résistance dans chaque quartier, chaque village. […] À partir de maintenant, les étudiants vont diriger le pays. » La suite allait montrer que, malgré ces phrases révolutionnaires, ils en étaient incapables.

L’armée lâche Hasina

Car si Hasina dirigeait de façon autoritaire, elle le faisait au nom et pour les intérêts de la véritable détentrice du pouvoir : la classe capitaliste, elle-même appuyée sur l’appareil d’État. Or, jamais les dirigeants étudiants ne visèrent ce pouvoir. La question n’aurait pas alors été de boycotter ou de bloquer, mais de chercher à balayer ce pouvoir et à le remplacer par un autre : celui de la classe ouvrière, qui seule en aurait été capable. Mais aucune force politique ne cherchait, en son sein, à lui donner cet objectif.

Du côté des dirigeants des classes possédantes, il devenait clair que le mouvement ne pouvait être seulement endigué par la répression, le couvre-feu et la coupure d’internet. Les 3 et 4 août, plus d’un demi-million de manifestants s’étaient encore rassemblés sans fléchir face à la répression, alors à son comble. Il fallait trouver une solution pour désamorcer la révolte avant qu’elle ne se transforme en une révolution. Plutôt que de s’engager dans une répression plus violente encore, aux conséquences incertaines, décision fut prise de jouer des illusions démocratiques. Déjà, le soir du 4 août, le général Waker-uz-Zaman, principal dirigeant militaire, avait déclaré que l’armée – qui participait encore le jour même à la répression – serait « toujours du côté du peuple ». Le même jour, des officiers en retraite demandaient à l’armée de « retirer ses forces des rues ». Un ancien chef d’état-major ajoutait : « Nous sommes profondément préoccupés, troublés et attristés par tous les meurtres, les tortures, les disparitions et les arrestations massives. […] Nos forces armées ne devraient en aucun cas venir en aide à ceux qui sont à l’origine de la situation actuelle. » Ils lâchaient Hasina. Le lendemain, après quinze ans au pouvoir, Hasina dut fuir en catastrophe, direction l’Inde. Le général Zaman en fit l’annonce. Des centaines de milliers de protestataires étaient alors déjà en route pour la « Longue marche pour Dacca » appelée par le SAD : ce qui devait être, selon le dirigeant étudiant Asif Mahmud, la « bataille finale », se mua en éruption de liesse populaire.

Hasina partie, les généraux restent

La révolte avait contraint les possédants à un recul important, même si, et la conscience de cela manquait, ce succès n’avait rien de décisif. Hasina avait placé des fidèles à la direction de l’armée et de l’appareil d’État. Le général Zaman lui-même était lié par mariage à la famille de Hasina. Nombre de capitalistes du textile étaient associés à la Ligue Awami, en tant que membres parfois, voire comme députés. Avec la chute de Hasina, certains jugèrent prudent de fermer leurs usines et de fuir à l’étranger. Mais les intérêts de classe des capitalistes dépassaient Hasina et le cas de capitalistes particuliers. Pour préserver l’essentiel, il fallait prendre le risque d’un recul et d’un bouleversement de façade.

Il devenait urgent d’agir car les travailleurs étaient de plus en plus nombreux à prendre part à la révolte et ils risquaient de suivre l’appel à former des comités. Des signes de mécontentement quant à la violence de la répression, voire de sympathie pour la révolte, apparaissaient parmi les conscrits et les jeunes officiers de l’armée. Surtout, il fallait revenir à une situation stable pour reprendre l’exploitation des travailleurs du textile, alors que, fin juillet, les patrons du secteur déclaraient perdre 150 millions de dollars par jour. La révolte et la répression avaient désorganisé la production. Et pour les donneurs d’ordres, les multinationales américaines et européennes de l’habillement, il n’était pas question d’attendre. Les capitalistes bangladais étaient-ils incapables d’assurer les commandes ? Les donneurs d’ordres les passaient à leurs concurrents en Inde ou au Vietnam. Dans la compétition économique mondiale, la compétitivité se mesure non seulement aux salaires, mais aussi à la capacité des États à maintenir l’ordre et la continuité de l’exploitation. Hasina n’assurant plus ce rôle, elle fut lâchée, et les généraux s’activèrent pour trouver un plan B.

Yunus et le gouvernement provisoire

Les étudiants s’organisaient eux aussi, mais pour des objectifs différents. La fuite de Hasina avait poussé les 200 000 policiers du pays à se terrer, par crainte des foudres de ceux qu’ils venaient de réprimer. Les fractions les plus réactionnaires de la société en profitèrent pour se livrer à des violences communautaires, notamment contre la minorité hindoue. Les étudiants, avec leurs comités, s’organisèrent pour assurer la circulation, nettoyer les rues, protéger les quartiers, les biens, les lieux de culte. Mais, entre cela et « diriger le pays », il y avait loin.

L’initiative était à l’armée – qui, elle, n’abandonna jamais la rue. Elle avait derrière elle une longue expérience. Dès le 6 août, une réunion se tint entre ses dirigeants et les partis d’opposition. Le même jour, l’armée invita les dirigeants étudiants à négocier la composition d’un nouveau gouvernement. À la grande satisfaction de tous les exploiteurs du Bangladesh, les dirigeants étudiants offrirent leur crédit à l’armée qui, après une répression sanglante, jouait à la garante de la démocratie. Ils s’accordèrent sur un nom : Muhammad Yunus. Dès le 8 août, celui-ci formait son gouvernement provisoire.

Prix Nobel de la paix en 2006, connu comme « le banquier des pauvres », spécialisé dans le micro-crédit, Yunus avait derrière lui une longue carrière au sein de diverses institutions bourgeoises. Opposant à Hasina, il n’appartenait à aucun parti. Il était susceptible de servir de façade démocratique pour assurer la perpétuation de la domination de la bourgeoisie impérialiste et bangladaise sur le prolétariat. Et il sut flatter habilement les sentiments des étudiants, parlant de leur révolte comme de la « révolution de Juillet », un danger qu’il était justement chargé de désamorcer.

Yunus forma son gouvernement provisoire avec d’anciens banquiers, procureurs, ambassadeurs et officiers supérieurs de l’armée. À la tête de la banque centrale, il nomma un économiste ayant travaillé 27 ans pour le Fonds monétaire international (dont les interventions ont contribué à semer la misère au Bangladesh). Il confia le ministère de l’Intérieur à un ancien officier supérieur de l’armée, qui insista sur la nécessité de récupérer au plus vite les armes à feu saisies par les manifestants durant la révolte. Il offrit enfin des postes ministériels subalternes à deux des principaux dirigeants étudiants, Nahid Islam et Asif Mahmud, pour donner l’illusion que le gouvernement provisoire représentait aussi les combattants de juillet : en fait, pour mieux les démobiliser.

Le gouvernement provisoire contre les travailleurs du textile

Mais les travailleurs se trouvaient toujours face aux salaires de misère, aux impayés, au chômage et à la hausse continue des prix. C’est pourquoi, pendant des mois, à partir d’août 2024, et à nouveau en mars 2025, grèves et manifestations ouvrières se sont multipliées. Des illusions existaient sur le gouvernement provisoire, dont les promesses d’égalité sociale et de justice servaient à agiter l’espoir qu’il se préoccuperait du sort des travailleurs. Mais, expression d’une certaine méfiance, les travailleurs n’attendirent pas : ils agirent. En chassant Hasina, ils avaient pris confiance en leurs forces. Et s’ils considéraient avoir gagné des droits démocratiques avec son départ, c’était pour améliorer leur sort, pour s’organiser et se battre pour leurs revendications : sur les salaires et les cadences, pour des embauches permanentes, l’arrêt des licenciements et la fin des listes noires, et pour la reconnaissance de leurs organisations syndicales.

Face à eux, les travailleurs ont de nouveau trouvé les gangs à la solde des patrons, les dirigeants des syndicats jaunes et, toujours, la police et l’armée. Yunus accusa les ouvriers en lutte d’être au service de l’étranger ou de la Ligue Awami, d’être des ennemis de la « révolution de Juillet ». Fin août 2024, l’armée fut dotée de pouvoirs judiciaires spéciaux et déployée dans les districts industriels pour mettre un terme à ce qu’un conseiller de Yunus qualifia de « menées subversives ». Depuis, comme lors des mois de luttes ouvrières de 2013 et 2023, des ouvriers, au moins deux, ont été tués par les forces de l’État. En luttant sans attendre, les travailleurs du textile ont révélé la nature antiouvrière du gouvernement provisoire. Ils ont vérifié qu’avec Hasina comme avec Yunus, ils font face aux mêmes exploiteurs capitalistes, aux mêmes policiers, au même État.

L’issue des combats reste à décider

Aujourd’hui, la crise reste ouverte. La Ligue Awami a été interdite, et 12 000 de ses membres arrêtés en février-mars dernier lors de l’opération Chasse au démon. La concurrence pour prendre les positions laissées libres fait rage entre les différentes fractions politiques de la bourgeoisie. Le BNP, le Congrès islamique et, désormais, le Parti national des citoyens (formé par des dirigeants étudiants du SAD) affichent, comme le gouvernement provisoire, des positions nationalistes et martiales (contre l’Inde notamment). Déjà, les bandes du BNP remplacent celles de la Ligue Awami au service des patrons. Quant aux islamistes, ils manifestent et commencent à harceler les femmes qui ne couvrent pas leurs cheveux. Fin mai, Yunus, dont les relations sont tendues avec l’armée, a menacé de démissionner. Les menaces des généraux sont d’un autre ordre : au nom de « la souveraineté et de l’unité du pays », ils pourraient tenter de dénouer la crise politique – et, en même temps, essayer de faire taire l’agitation sociale – par un coup d’État militaire.

Quelle sera l’issue ? Ce qui est sûr, c’est qu’avant même d’avoir une existence formelle, la démocratie bourgeoise a déjà donné ce qu’elle pouvait dans un pays sous-développé comme le Bangladesh : une option politique, déterminée par les circonstances, pour que les classes possédantes puissent maintenir leur société d’exploitation. Pour le reste, contrairement à ce que prétendent les dirigeants étudiants, Yunus et consorts, ce ne sont ni de possibles élections en février 2026 ni une réforme de la constitution qui empêcheront « le retour de l’autoritarisme ». Le Bangladesh est intégré, à l’un des derniers rangs, à une économie capitaliste mondiale elle-même en crise. Ce sont ces fondements-là qui décident de la physionomie de la bourgeoisie et de l’État du Bangladesh, en même temps qu’ils maintiennent ses masses populaires dans la misère et soumettent sa classe ouvrière à une exploitation forcenée. La brutalité de l’État sous Hasina ne fut pas le fruit de sa personnalité, mais le résultat de ces contradictions sociales irréconciliables. Dans le cadre du capitalisme, il ne pourra en être autrement. Telle est l’impasse dans laquelle les dirigeants étudiants du SAD ont mené la révolte de juillet. Et voilà pourquoi le gouvernement Yunus a répondu aux luttes des travailleurs du textile par les calomnies, les matraques et les balles.

Des leçons pour l’avenir

Que l’armée reprenne la première l’offensive, que l’initiative appartienne à nouveau à la jeunesse étudiante ou qu’elle vienne d’une généralisation des luttes, encore dispersées, de la classe ouvrière, des combats plus décisifs que ceux de l’été 2024 restent à venir. Il sera alors crucial d’avoir tiré les leçons de l’année écoulée.

Comme ces dernières années en Birmanie ou au Sri Lanka, la combativité n’a pas manqué aux révoltés du Bangladesh. Ce qui a manqué, c’est une direction visant à remettre en cause le système capitaliste et la division du monde imposée par l’impérialisme. En ce sens, un combat décisif se joue dès maintenant : travailler à la construction d’un parti communiste révolutionnaire afin que la classe ouvrière puisse, dans les luttes futures, défendre ses intérêts, son programme, et se donne pour ce faire l’objectif de prendre elle-même le pouvoir, en balayant les capitalistes et leur État. En montrant la voie aux travailleurs d’Asie et du monde, la classe ouvrière du Bangladesh ferait ainsi le premier pas pour sortir de la misère et du sous-développement. C’est à donner corps à cette perspective dans la classe ouvrière que peuvent s’atteler ceux, des travailleurs ou étudiants amenés à l’action avec la révolte de l’été 2024, qui refusent de se contenter de promesses et de phrases creuses sur la liberté ou le progrès.

20 août 2025

 

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