Léon Trotsky - Les Questions du mode de vie14/09/20252025Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/2025/09/une_250-c.jpg.484x700_q85_box-27%2C0%2C1354%2C1920_crop_detail.jpg

Léon Trotsky - Les Questions du mode de vie

 

Le livre de Trotsky, qui vient d’être réédité dans une version revue et augmentée (Les Questions du mode de vie, éditions Les bons caractères, 219 pages, 13 euros), aborde un aspect peu connu du combat des bolcheviks après la prise du pouvoir en octobre 1917. Lorsque la vague révolutionnaire reflue en Europe à partir de 1921, ils ne se bornent pas à œuvrer pour que se lèvent de nouvelles révolutions ailleurs. Tout en sachant que le destin de la Russie des soviets et celui de la révolution mondiale ne font qu’un, ils entreprennent non seulement d’améliorer le sort des masses laborieuses de Russie, mais d’en reconstruire le mode de vie, et pour cela d’en élever le niveau culturel, dans la perspective de la société socialiste à venir.

 

Avant même la fin de la guerre civile (1918-1922), que la bourgeoisie avait imposée au pouvoir soviétique, Lénine avait insisté sur l’urgence d’entreprendre une « révolution culturelle ». S’attaquer à des mentalités, des mœurs, une arriération que des siècles de barbarie tsariste avaient ancrées dans les us et coutumes, c’était prolonger la révolution politique et sociale qui avait donné le pouvoir aux masses laborieuses et exproprié les classes exploiteuses.

Ainsi, expliquait Lénine : « Le socialisme ne pourra prendre forme et se consolider que lorsque la classe ouvrière aura appris à gouverner. […] Sans cela, le socialisme demeurera une pieuse aspiration. » Alors : « Pour rénover notre appareil d’État [issu du tsarisme avec toutes ses tares], nous devons à tout prix nous assigner la tâche que voici : premièrement, nous instruire ; deuxièmement, nous instruire encore ; troisièmement, nous instruire toujours. »

Cette nouvelle révolution avait une importance vitale pour l’État ouvrier. Encerclé par l’impérialisme, il voyait en outre croître au sein de son appareil d’État – danger que Lénine avait très tôt pressenti – une caste de bureaucrates qui allait mettre à profit l’arriération des masses, leur épuisement après sept années de guerre mondiale puis civile, pour s’installer au pouvoir.

Il ne faut donc pas s’étonner que le tome 21 des Œuvres de Trotsky en russe, paru en février 1927 et qui inclut la troisième édition des Questions du mode de vie, s’intitule L’Époque de la lutte pour la culture et ses tâches1. Ce sera le dernier tome de Trotsky publié en URSS, car le stalinisme va interdire ses écrits, emprisonner des milliers de communistes fidèles à Octobre, et liquider le parti de Lénine, son œuvre et ses militants.

En juillet 1923, lorsque paraît la première édition des Questions du mode de vie, Trotsky considérait qu’il « manquait dans la bibliothèque du parti une petite brochure qui, sous la forme la plus populaire, montrerait à l’ouvrier et au paysan moyen le lien qui unit certains faits et certains phénomènes de notre époque de transition [entre le capitalisme et le socialisme] et qui, tout en indiquant une juste perspective, servirait pour l’éducation communiste ».

Pour donner le contenu le plus concret à cette entreprise, il va réunir des dizaines d’organisateurs du parti dans les usines de la capitale. « La réunion, dit-il, dépassa immédiatement les limites du projet initial. Les problèmes relatifs à la famille et au mode de vie passionnèrent tous les participants. Au cours des trois séances [on a] en partie mis au jour les différents aspects de la vie ouvrière à une époque de transition, ainsi que nos moyens d’action sur le mode de vie ouvrier. »

Les interventions qu’y ont faites ces ouvriers et ouvrières communistes sont passionnantes. Il en ressort l’image d’une société traversée par de multiples contradictions, d’un pays qui a fait la révolution, mais dont la population et la classe ouvrière croulent encore sous le poids du passé. Trotsky va se servir de ce matériau d’une richesse inouïe pour indiquer ce qui change dans le quotidien des masses. Il montre aussi sans fard tout ce qui tire en arrière, reprochant ici à des militants d’exagérer la signification de certains progrès, là d’accepter de fournir aux lecteurs des journaux mal écrits et imprimés que les ouvriers ne peuvent comprendre. Ailleurs, il montre comment un certain laisser-aller du langage non seulement reflète l’époque où les aristocrates maintenaient des millions de paysans dans la crasse matérielle et morale, mais freine l’alphabétisation et l’acquisition de nouvelles connaissances.

Trotsky souligne que les rapports sociaux issus de la révolution, la propriété collectivisée et la planification fournissent des leviers pour changer les choses, pour combler des retards, voire dépasser sur certains plans les pays développés.

Mais il ne laisse pas dans l’ombre ce qui a pu s’aggraver dans la situation des classes laborieuses après 1917, et parfois, même si cela semble paradoxal, en relation directe avec des avancées permises par la révolution. Tel est le cas des relations dans les familles, dans les couples. Sur un plan juridique, la femme est devenue l’égale de l’homme. Elle a les mêmes droits que lui, elle peut voter et se faire élire, le mariage n’est plus qu’une formalité, le divorce aussi. La loi protège la mère et ses enfants, qu’elle soit mariée ou pas et qu’ils soient nés d’une « union enregistrée » (un mariage) ou d’une union de fait. C’est là un bouleversement du cadre de vie familial traditionnel, et cela ne va pas, même dans le parti, sans des réticences qui s’expriment au grand jour. Et puis, leurs nouveaux droits ne sont pas vus par toutes les femmes comme des progrès, parce qu’on n’a pas encore mis en place les moyens matériels collectifs – cantines, crèches, blanchisseries… – qui leur permettraient de s’arracher à l’esclavage domestique.

C’est au début de l’été 1923, alors qu’il est éloigné de Moscou par une maladie qu’il soigne dans le Caucase, que Trotsky écrit presque chaque jour un article pour le quotidien du parti, la Pravda, où il traite de la reconstruction indispensable de la vie quotidienne des masses. Les sujets traités sont nombreux et variés : la protection maternelle et infantile, le rôle du cinéma, les bouleversements du cadre familial, les préjugés religieux, la politesse et la propreté, la famille et les traditions, l’usage du « tu » et du « vous » et ce qu’ils recouvrent, l’attention à porter aux détails, etc.

En outre, Trotsky aborde de nouveaux problèmes, et non des moindres, qui surgissent dans la société soviétique. Le parti communiste y est au pouvoir, et pourtant on voit s’y renforcer des modèles de comportement véhiculés par l’ennemi de classe. C’est le cas avec le regain de vigueur de la bourgeoisie que permet la NEP. Cette Nouvelle politique économique, lancée en 1921 sous le contrôle du parti pour réanimer l’économie en y injectant des doses de profit, a entraîné une différenciation sociale à la ville et à la campagne. Partout, nepmen et koulaks prospèrent en tendant à imposer leur morale de profiteurs. Avec la bureaucratie qui prolifère, ces nouveaux bourgeois sont les relais et agents des pressions de l’environnement impérialiste sur une URSS isolée, pauvre et arriérée. C’est aussi pour lutter contre cette menace, explique Trotsky, qu’il faut à tout prix lutter pour élever le niveau culturel des masses, ainsi que des membres de base du parti, qui s’est fortement agrandi depuis Octobre 1917, sans que ces nouveaux adhérents aient la même compréhension que les « vieux bolcheviks » des objectifs politiques et de classe du nouveau pouvoir.

Ou la société soviétique allait élever son niveau d’éducation, de culture, son mode de vie, et garderait le cap dans la perspective d’une nouvelle marée montante de la révolution mondiale, ou elle se ferait tirer en arrière par les forces de la nouvelle bourgeoisie et de la bureaucratie, donc de l’ordre impérialiste mondial. Il n’y avait pas d’alternative.

Cette idée, qui est contenue dans la théorie de la révolution permanente, parcourt et éclaire tout ce livre. La révolution, même subissant un recul – et il sera bien plus long que Trotsky ne pouvait l’imaginer – reprendra tôt ou tard sa marche en avant, il faut s’y préparer et la préparer. Cette conviction est le fil conducteur de cet ouvrage, passionnant dans ce qu’il fait découvrir du combat d’alors des bolcheviks et enthousiasmant quand Trotsky évoque, au présent et non pas comme une utopie, ce que pourra être une société socialiste, de quels immenses progrès individuels et collectifs elle s’accompagnera, qui porteront l’humanité à des hauteurs encore insoupçonnées.

28 août 2025

1Il comporte une profusion d’articles, discours et interventions, la plupart jamais traduits, même si l’on prend en compte la partie connue sous le nom de Littérature et révolution.

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